• JUNK FOOT

    Voir un match de foot et vivre

    Que reste-t-il de notre amour du football ? Entre les extravagances financières du capitalisme de rente qui a transformé les joueurs en performeurs individualistes et zombis pour jeux vidéos et la force des pouvoirs faibles, celle qui se couche précisément devant le capitalisme de rente, lui préférant les expéditions guerrières en pays lointains et les patrouilles militaires à chaque coin de rue de nos villes, il est difficile de ne pas réduire le foot à une vaste orgie aliénante. Le foot ? combien de divisions ? Pas mal justement. Du fric et des abonnés. Des écrans et des spectateurs. Un chiffre inversement proportionnel à la participation électorale, celui qui garantit le "totalitarisme inversé" (Sheldon Wolin) des gouvernements "mous" où les décisions sont prises au nom de la volonté générale mais contre son intérêt. Le footballeur sait tout ça. Il ne l'a pas lu dans les livres intelligents ou en écoutant les émissions de France Culture. Il le sait parce que le football lui a appris. Le footballeur cherche le plaisir, mais souvent, il connaît l'angoisse. La torpeur de la défaite est la "petite mort" du footballeur, "le malaise dans le stade".

    La dépression collective qui suit la chute des idoles est bien connue : "Malheureux le peuple qui a besoin de héros" disait Bertolt Brecht. Et il est bien vrai que rien n'aura été épargné au footballeur de base ces trente dernières années : la gloire du Milan AC à l'ombre du trublion Berlusconi, les heures de vol de Tapie à l'OM, la machine à sous des casinos suisse de la FIFA, la créatine vomi par Zizou dans les chiottes des vestiaires de la Juve, "la montée en puissance de l'équipe de France" en 1998, en 2000, en 2006, 22 shootés suffisamment drogués pour l'emporter et croire que la vie se confond avec un slogan publicitaire ("la France Black-Blanc-Beur"), jusqu'à la désagrégation de notre rêve d'enfant, la fusion froide de Platini façon Terminator, quelque part dans un haut-fourneau éteint de la Vallée de l'Orne, entre Genève et Joeuf. Oui, même Platoche, notre Platoche à nous, le héros de notre enfance, des derbys lorrains, des claps rigolards avec "la rouille" et Moutier, des coups francs à répétition devant des mannequins en mousse, des vestiaires ouvriers du sillon lorrain. Platoche la gloire. Platoche le sommet. Platoche et les Verts de l'ASSE, Platoche ou la radieuse clarté des gospels turinois : "Oh When the Saints ! Oh Pla-ti-ni ! Oh When The Saints Oh Plaaaa-Tiiii-Niiii". Le bonheur était une idée neuve dans l'Europe du football.

    "Et je n'ose plus retourner au Café des Sportifs, à Joeuf. Un gamin émerveillé y trainait autrefois. De part et d'autre du fanion de l'Association sportive jovicienne étaient épinglées des photos de Mazzola, Riva, Rivera, tous les dieux vivants du calcio. Le regard embué par l'émotion, la tête pleine du merveilleux rêve, le môme se sentait fondre de passion, d'amour pour ce que tous ces joueurs représentaient". Michel Platini, Ma vie comme un match, Robert Laffont, Paris 1987, p. 292

    Oui rien ne nous aura été épargné, même pas Platini. La chute de Platini. La chute de Platoche noyé dans les petits papiers panaméens jusqu'au cou, l'argument moral qui lui barre le visage comme une grimace de feinteur à la Suarez - "c'est pas illégal" - l'argument économique des rentiers de l'algorithme, ces assistés de l'humanité qui se font passer pour des "travailleurs" - "c'est pas illégal" -, l'argument politique des "représentants" de l'Europe, façon Juncker luxembourgeois - "c'est pas illégal", l'argument anti-démocratique des fossoyeurs du travail, des travailleurs et de la démocratie - "le 49-3 c'est pas illégal", à quoi il faudrait ajouter le rire sardonique des tueurs, la cerise rouge ensanglantée sur le gâteau mondial injustement partagé ; cette terrible soirée de novembre où, dans les rues de Paris et aux alentours du Stade de France, des fanatiques sanguinaires ont inutilement endeuillé des centaines de familles, un pays entier, notre liberté chérie et la portée humaniste de la fraternelle. Ce serait donc ça le football ? la partouze orgiaque "des idolâtres" ? un spectacle méprisable qui détournerait de la piété religieuse ? 23 hommes dans un rectangle et la foule planétaire à leurs pieds ? Une invention "occidentale" corrompue et corruptrice ?

    Il n'y a pourtant pas moins occidental et plus universellement partagé que le jeu et le plaisir du jeu. C'est même ce qui caractérise l'humanité contre son envers, le déni d'humanité, le cri de guerre des nazis-fascistes : "vive la mort !", que l'on croyait remisé dans les poubelles de l'histoire. 23 hommes dans un rectangle, "Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant", "vingt et trois amoureux de vivre à en mourir" (Aragon), comme Rino della Negra, footballeur du Red Star, fils d'immigré, résistant, communiste, fusillé par les nazis au Mont Valérien, en février 1944, au côté des 22 partisans de l'Affiche Rouge. Rino qui écrit dans sa lettre avant de mourir : "Petit frère, je veux t'envoyer un dernier mot pour que tu réconfortes de ton mieux maman et papa (...) Embrasse bien fort tous ceux que je connaissais (...) Envoie le bonjour et l'adieu à tout le Red Star". Rino aimait la vie et le football à en mourir. Vivant, il aurait fait toutes les manifs de l'après-guerre, il aurait marqué tous les plus beaux buts du football, il aurait regardé avec nous toutes les coupes du monde, tous les euros et toutes les compét'. Il aurait vibré au jeu du roi Pelé, au dribble ravageur de Garrincha, aux balades de Rivera, au port altier de Beckenbauer, aux mains de géant du portier Yachine, aux galops du major Puskas, à la stature de Cruyff, aux coups francs de Platoche, aux zigzags de Zizou, à la lucarne de Bathenay, dans la brume d'Anfield Road, le 16 mars 1977.

    Le monde ne va pas bien. Et il est difficile de ne pas transformer les plaisirs simples du football en morne culpabilité. Il y aurait de quoi se murer dans le silence et ravaler sa nausée jusqu'à la nuit des temps. Mais le foot est là. L'euro est là. "Un grand soleil de printemps éclaire la pelouse". "C'est tellement bon qu'on en oublie son train-train" (Ken Loach, Looking For Eric, 2009).

    Il ne tient qu'à nous de transformer le junk foot en pain quotidien.

     

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  • Commentaires

    1
    Josip Skoblar
    Samedi 11 Juin 2016 à 01:37

    Bel hommage au Platoche de notre enfance...

    C'est reparti mon quiqui. Le train fou du commentariat footballistique en charentaise a commence en 2002 et ne s'arretera pas!

    Superbe musique de Dalida et de Rita Pavalone en intro. Ca met dans l'ambiance (1962-63): le foot, c'est exclusivement un affaire de mecs.

    A propos de la victoire de la France contre la Roumanie ce soir, je dirai la chose suivante: #Payet2017 !!!

    La bise aux footeux.

      • Garrincha
        Samedi 11 Juin 2016 à 09:02

        Josip, tu as dû glisser sur le "pallone" en fin de partie, c'est Rita Pavone (et non Pavalone...) qui marque devant Dalida.

        cf https://www.youtube.com/watch?v=DERSWPBE0Xc (1962) et https://www.youtube.com/watch?v=4tHElG5OVxk (1963), ce qui permet à l'actrice française qui double Sophia Loren dans la VF de Ieri, Oggi, Domani (Vittorio de Sica, 1963) de s'appuyer sur les paroles de la chanson de Dalida pour traduire la chanson de Rita Pavone que la magnifique Sophia interprète - dos nu !!!!!! - sur son balcon, en émoustillant ainsi le jeune séminariste d'en face. Et que dire de Marcello qui reprend en coeur avec Sophia, les mêmes paroles à la fin du film... je le réserve pour un prochain article...

        Je vois que tu balances avec intensité tes junk foot comments sur twitter pour les tifosi anglais. Tu crois que les Anglais vont sortir de... l'Euro ????? OURF OURF OURF

    2
    Ivan Lendl
    Samedi 11 Juin 2016 à 09:53

    C'est une fan-zone ici?

      • Björn Borg
        Samedi 11 Juin 2016 à 11:28

        Oui. On pense avec le foot contre le foot et pour le foot.

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